Légion d’honneur – Discours de Mgr Jean-Charles Descubes – 27 mai 2016

Dans le cadre de la promotion du 14 juillet 2015, le Président de la République a inscrit Mgr Jean-Charles Descubes, archevêque émérite de Rouen, dans l’Ordre national de la Légion d’honneur. Lors d’une cérémonie privée, le vendredi 27 mai 2016, Salle des Etats de l’archevêché, M. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel lui a remis les insignes de chevalier dans l’Ordre de La Légion d’honneur.

 Discours de Mgr Jean-Charles Descubes, archevêque émérite de Rouen :

Légion d’honneur

27 mai 2016

Salle des Etats de l’Archevêché de Rouen

 

 

Monseigneur Dominique Lebrun, archevêque de Rouen

Monseigneur, mon cher Dominique.

Merci de nous recevoir dans cette prestigieuse Salle des Etats pour une cérémonie républicaine m’introduisant dans l’Ordre national de la Légion d’honneur. Son rituel ne cède rien en précision aux rubriques des liturgies de l’Eglise catholique romaine. Je n’oublie pas cependant que cet ordre fut créé par un empereur, Napoléon, auquel les Charentais émus par sa détresse restèrent longtemps fidèles. Il vécut en effet à Rochefort ses dernières heures de liberté. Et ma mère, conservateur des archives de la Marine nationale de ce port militaire, veillait attentivement sur la chambre qu’il occupa à la Préfecture maritime.

Le 9 octobre dernier, avec la Chapelle d’Aubigné, cette salle a vu ta prise de possession canonique comme archevêque de Rouen. Aussi je te renouvelle mes vœux pour la charge qui t’est confiée, je t’assure de ma prière fraternelle et je te redis mon amitié.

Si l’archevêque – cas unique en France en dehors des diocèses concordataires – habite un domaine de l’Etat, c’est en reconnaissance de la mission diplomatique que Mgr Léon-Ernest Dubois a accomplie au Proche Orient à la demande du gouvernement au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle contribua à ce que soit confiée à la France le mandat sur le Liban et la Syrie.

Vous savez, Monsieur le Président, combien nous regrettons avec vous que le désir de la France qui visait à soutenir l’opposition modérée en Syrie n’ait pas été partagé en son temps par la communauté internationale. Le drame humanitaire auquel nous assistons aujourd’hui aurait sans doute été évité.

 

L Fabius JC DescubesMonsieur Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel

Monsieur le Président.

C’est à Marcel Perrier, poète et évêque de Pamiers pour l’Ariège, que je dois d’avoir eu l’audace de vous inviter. Je garde un vif souvenir de nos échanges tant sur la situation internationale que sur les interrogations qui habitent tout homme, non pas « un être pour la mort » mais « un être qui a rapport avec la mort » pour être plus exactement fidèle à la pensée de Heidegger.

Votre attention bienveillante m’a encouragé à témoigner dans le débat public des positions enracinées dans notre tradition évangélique, mais avec la conviction que c’est ensemble et en confrontant nos points de vue que nous trouverons ce qu’il faut mettre en œuvre pour le bonheur des femmes et des hommes qui font notre société et qui doivent en demeurer la préoccupation première. Pour citer le titre du livre posthume, de Michel Crépeau, maire de La Rochelle, nous savons que les chemins de ce bonheur sont ardus (Les chemins ardus du bonheur, La Rochelle, Editions Rupella, 2000)

Aussi avons-nous sincèrement partagé votre émotion à l’issue de la COP 21. Nous pouvons légitimement espérer qu’elle ouvre un avenir plus serein. Nous nous réjouissons que les députés aient ratifié le 12 mai dernier cet accord sur le climat. « Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer » (Pape François, Loué sois-tu, n° 13).

Je serai incomplet si je n’évoquais pas Jeanne d’Arc.

A vrai dire, avant d’être nommé à Rouen je ne connaissais d’elle que ce que l’on enseignait à son sujet  à l’école primaire au Petit Lycée Pierre Loti de Rochefort. Je me la représentais comme un poilu de la Grande Guerre à l’image de la statue de l’église où, enfant, pendant les vacances, j’accompagnais ma grand-mère aux vêpres du dimanche et assistais à la lutte sans cesse recommencée entre le vicaire qui, en jouant le plus vite possible, accompagnait une chantre qui faisait trainer les psaumes avec cet accent charentais que nos cousins du Québec ont conservé.

Aux évêques de la Province de Normandie qu’il recevait le 20 septembre 2012, Benoît XVI confiait que pour lui la sainteté de Jeanne d’Arc résidait dans la synthèse qu’elle a réalisée entre son expérience spirituelle, sa fidélité à Dieu et son engagement politique : « un modèle de sainteté laïque ».

Aussi je ne pouvais qu’adhérer avec passion à votre projet de doter la ville de Rouen d’un lieu qui lui rende un digne hommage, l’Historial Jeanne d’Arc ; avec la volonté qu’il soit historiquement indiscutable et qu’il permette de comprendre la fascination qu’elle n’a cessé et ne cesse d’exercer y compris dans ses dérives partisanes.  Des bâtiments peu occupés par les services de l’archevêché s’imposaient : s’y étaient déroulé les délibérations du procès de condamnation puis de celui qui en prononça la nullité réhabilitant de fait Jeanne d’Arc.

Avec délicatesse vous avez toujours été attentif à mes remarques tant au comité scientifique que pour l’aménagement de l’Historial. Je me plais avec mes amis de l’Amistorial à le faire connaître. Je sais qu’il fait des envieux.

Je vous renouvelle mes vœux au moment où vous prenez vos fonctions de président du Conseil constitutionnel, garant de la fidélité de nos représentants et de nos institutions à la Constitution de 1958 mais aussi au préambule de celle de 1946 et à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen qui marque l’entrée de notre pays en démocratie et dans la modernité.

 

Le cérémonial de la remise de décoration prévoit que j’exprime également ma reconnaissance à tous ceux qui ont compté dans mon parcours : famille, amis et proches.

 

Famille.

Sans que je m’y attarde, la présence de deux de mes sœurs témoigne de ce que je dois à ma famille. Une même foi chrétienne a uni ma génération à celles qui l’ont précédée. Les opinions politiques et sociales ont par contre toujours été plus variées : de la rigueur maurassienne ou nordique à cette forme d’esprit particulière au Sud-Ouest où rien ne peut se prévaloir d’avoir une valeur absolue, à part Dieu pour les croyants.

L’un de mes oncles, brillant officier de cavalerie dans la Première Armée du Maréchal de Lattre de Tassigny, a été naturellement inscrit dans l’Ordre de la Légion d’honneur. Sinon il faut remonter au XIX° siècle. Furent alors honorés de la même distinction deux de mes ancêtres ; ils naviguaient sur la Méduse et  l’un se retrouva sur le radeau rendu célèbre par le tableau de Géricault né à Rouen à deux pas de ma nouvelle résidence.

J’ai beaucoup reçu de mes professeurs au Collège Fénelon à La Rochelle puis à la Faculté de Théologie d’Angers où j’ai ensuite très heureux d’assuré quelques cours et coordonné plusieurs recherches interdisciplinaires. Même si ma charge d’enseignement était réduite, c’est sans doute ce à quoi il m’a été le plus difficile de renoncer lorsque j’ai été nommé évêque d’Agen. Quoi de plus beau et de plus stimulant que d’assister et d’accompagner discrètement et avec respect l’éveil d’un esprit. Je ne saurais oublier également en 1968 le séminaire animé par Paul Ricoeur à la Faculté de Théologie protestante de Paris.

Je dois naturellement beaucoup à mon diocèse d’origine, à ses fidèles laïcs, à ses prêtres et à ses évêques. Dans la diversité de leur conception du ministère épiscopal mais profondément attachés à l’Eglise, ils m’ont appris mon métier : Mgr Félix-Marie Verdet qui m’a ordonné prêtre et très vite appelé à faire partie de son conseil, Mgr François Favreau et naturellement Mgr Jacques David à qui je dois tant spirituellement et canoniquement et dont je fus le vicaire général. Je ne m’appliquerai pas cependant ce qu’un ancien vicaire général de La Rochelle disait de son évêque qui avait surtout pour mérite d’avoir été le dernier aumônier de la présidence de la République : « Il me nourrit, il me chauffe et moi je l’éclaire ! » Comment oublier encore les dix années où je fus vicaire de l’archiprêtre Salaün à la cathédrale Saint Louis de La Rochelle, années que Monsieur le Maire de Rouen évoquait ici même lors de la cérémonie de prise de possession canonique de mon successeur. Que d’amitiés sont nées au cours de ces années. Elles continuent à illuminer et réjouir ma vie.

J’ai beaucoup appris aussi dans les responsabilités qui m’ont été confiées à l’échelon national tant à la formation permanente des prêtres, qu’à la Commission sociale et au Conseil Famille et Société, même si j’ai parfois regretté le pessimisme de certains responsables d’Eglise et leur réticence à accepter les évolutions notre société. Critique lucide et vision positive ne sont pas incompatibles. J’ai vu germer et fleurir tant de choses nouvelles. « Les temps les meilleurs sont ceux que nous vivons. Nous n’en connaîtrons pas d’autre » (Jean-Paul II, Discours aux évêques de la Région apostolique Ouest de la France, 1997).

 

Collaborateurs.

Le service du Christ, de son Evangile et de son Eglise m’a donc occupé depuis 1965 que ce soit dans l’accompagnement des communautés ecclésiales et leur administration, qu’à l’occasion de grands rassemblements ou dans leur vie ordinaire.

Aussi cette cérémonie est une nouvelle fois pour moi l’occasion d’exprimer ma reconnaissance au personnel de l’archevêché pour son dévouement et à tous ceux qui furent mes collaboratrices et mes collaborateurs. Je sais ce dont je suis redevable : à mon vicaire général (un grand vicaire général), aux vicaires épiscopaux et à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, furent mes conseillers. Le diocèse de Rouen leur doit son élan missionnaire : il s’est en particulier manifesté à travers le synode et lors de notre rassemblement au Zénith le 20 octobre 2013.

 

Amis.

Un hebdomadaire de la ville m’a demandé il y a quelques mois ce que j’appréciais à Rouen. Si mes souvenirs sont exacts après avoir mentionné l’ensemble cathédral, les quais de la Seine, la rue Damiette,  etc., à l’étonnement de la journaliste, j’ai ajouté  les rouennais.

Je le pense sincèrement. Parmi eux, chacun de vous qui m’avez fait l’amitié de répondre à mon invitation, occupe une place privilégiée.

 

Conclusion.

Parce qu’il nous aime, je ne pense pas que Dieu écrit d’avance ce que nous sommes et ce que nous devenons. Nous sommes remis à notre liberté et à nos responsabilités.

A nous de vivre les situations et les événements avec lucidité et dynamisme, sens critique et enthousiasme. Je pourrais évoquer l’Algérie, Mai 68 et le Concile Vatican II dont ma génération avec sans doute certaines maladresses mais une grande générosité a commencé à mettre en œuvre les orientations et dans l’esprit duquel le pape François nous invite à persévérer.

Ces événements parmi d’autres mais surtout les femmes et les hommes qu’ils m’ont permis de croiser ont contribué à faire ce que je suis. Ils ne sont pas étrangers au choix de ma devise épiscopale empruntée à la Lettre de saint Paul aux Galates : « Vous avez été appelés à la liberté » (5, 13).

J’arrête là, me réjouissant que cette cérémonie et l’honneur qui m’est fait, m’aient donné de reconnaitre à nouveau que, comme un chacun, c’est des autres que je me reçois, et, à travers eux de l’autre avec un grand A.

A vous tous je dois d’aimer la vie et de regarder l’avenir sans aucune nostalgie du passé et avec confiance, car, écrivez-vous, Monsieur le Président, en conclusion du Cabinet des Douze : « L’avenir n’est pas fait pour être redouté, ni subi. L’avenir est fait pour être construit. » (L. Fabius, Le Cabinet des douze. Regards sur des tableaux qui font la France, Paris, Gallimard, 2010).

Je vous remercie.

 

 

Jean-Charles Descubes