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Baillolet et la Croix des Trois Frères

Sur le territoire de Baillolet à l’orée de la forêt du Hellet, se trouve me croix que l’on appelle la ’’Croix des Trois Frères ». Elle a son histoire et celle-ci a été contée aux lecteurs d’un journal local il y a plusieurs décennies.

Au milieu de la forêt du Hellet, non loin de l’ancienne verrerie, se trouve un endroit connu dans le pays sous le nom de « Croix des Trois Frères ». Aux siècles passés, lorsqu’un grand malheur avait eu lieu ou quand un grand crime avait été consommé, la piété chrétienne plaçait une croix commémorative au lieu même ou le fait même s’était accompli : cet usage s’observe même encore de nos jours.

Voici quelle aurait été l’origine de la « Croix des Trois Frères ». Vers la fin du 18ème siècle, il existait à Baillolet une famille composée du père, de la mère et de trois enfants ; famille aimée dans le pays et vivant en parfaite union. A la même époque, il y avait à Mesnières-en-Bray une autre famille composée aussi de cinq membres : le père, la mère et trois filles, jouissant également de l’estime générale. Ces trois filles avaient pendant quelque temps reçu assidûment les visites de trois jeunes des environs qui espéraient obtenir leur main, mais ces projets avaient échoué tour à tour et les trois aspirants avaient été remplacés par les trois frères de Baillolet. On prit d’abord pour une plaisanterie ces prétendus mariages des trois frères épousant les trois soeurs ; mais la publication de leurs bans ne laissa plus aucun doute et, à partir de ce moment, un crime horrible fut projeté.

Alors, comme de nos jours, i1 était d’usage de réunir ses amis aux approches du carême et de passer gaiement les dernières semaines qui précèdent le temps de pénitence, la famille Angrand avait dîné à Mesnières et la famille fut invitée, à son tour, à dîner à Baillolet, où l’on devait s’entendre pour les trois mariages qui devaient avoir lieu le même jour.

Au jour convenu, le père Lefebvre, accompagné de sa femme et de ses trois filles, se rendit donc à Baillolet, où un bon dîner était préparé. On fut à table depuis midi jusqu’à six heures ; on but ensuite quelques pots de gros cidre en mangeant des caraprenants ; on fixa les trois mariages au mardi de la sexagésime, et il fut question de se quitter, car, à l’époque, on ne découchait pour ainsi dire jamais, et d’ailleurs le père Angrand n’eût pu convenablement donner l’hospitalité à tout son monde.

Onze heures venaient de sonner ; on avait bu la dernière ’’cannée’’ en mangeant un poulet resté du dîner ; on se leva pour partir. Le père Lefebvre qui avait copieusement fêté le gros cidre avec le père Angrand, tandis que les jeunes gens s’entretenaient à mi-voix de leur bonheur futur, s’aperçut alors des vapeurs qui fermentaient dans son cerveau :
– M’est avis, dit-il, que j’en ai un petit coup.
– Ce n’est rien que ça, répondit le papa Angrand, nos trois gars vont vous conduire jusqu’à moitié route.
– Oh ! Jusqu’à l’Eperonde reprit Marotte, pour nous défendre contre le loup-garou.
– Jusqu’à l’Eperonde, si vous voulez. Et l’on se mit en chemin.

Pendant ce temps, une autre scène avait lieu au milieu de la forêt du Hellet. Des individus, qui se tenaient en embuscade depuis le soir, se précipitaient sur un homme qui suivait le chemin de Baillolet à Mesnières, et s’apprêtaient à le tuer. Fort heureusement pour ce voyageur attardé, il fut reconnu par d’un des agresseurs.
– Arrêtez ! s’écria celui-ci, c’est le curé de Saint-Martin. Ne lui faisons pas de mal. En effet, c’était le curé de Saint-Martin-l’Hortier qui, lui aussi, venait de dîner chez son confrère de Bailleul. Le brave homme en fut quitte pour la peur, mais il se promit bien de ne plus s’attarder à pareille heure.

Le lendemain matin, pendant que le curé de Saint-Martin s’entretenait au coin du feu avec son sacristain de la frayeur qu’il avait éprouvée la veille, on frappa à la porte du presbytère. Marthe alla ouvrir et vint dire à son maître qu’un jeune homme demandait à lui parler.
– Faites-le entrer, dit le prêtre, et au même instant l’étranger pénétra dans la cuisine et prit place auprès du feu. Mais à peine fut-il assis que M. le Curé parut visiblement préoccupé ; un frisson involontaire lui parcourut le corps de la tête aux pieds, et i1 ne savait trop quelle attitude se donner, quand le nouveau venu prit la parole :
– Monsieur le Curé, voulez-vous venir à l’église
– A l’église ? Pourquoi ?
– Pour entendre ma confession afin de me préparer pour la Pâques.
– Est-ce que vous êtes de la paroisse ?
– Non, mais je désire m’adresser à vous.
– Et moi, je ne suis point du tout disposé à vous entendre.
– Cependant j’ai confiance en vous ; voudriez-vous refuser votre ministère à qui le demande ?
– Mon ministère appartient avant tout à mes paroissiens : au reste, je ne refuse pas absolument votre confession… Mais, avant d’en venir là, voulez-vous déclarer ici, tout haut, en présence de ces deux personnes le lieu où nous nous sommes rencontrés cette nuit ? A cette question inattendue, l’étranger se leva brusquement et prit la fuite, à la grande surprise de Marthe et du sacristain.

Revenons à nos hôtes de Baillolet. Une demi-heure après avoir fait leurs adieux, le père et la mère Lefebvre, accompagnés de leurs filles et gendres futurs, arrivaient dans le bois, la tête échauffée et la joie au cœur. On babillait, on riait, on jasait à tort et à travers, quand le papa Lefebvre eut besoin de pénétrer un peu dans le fourré, pour satisfaire à une de ces petites misères humaines qui ne souffrent guère de remise. A peine eut-il mis le pied dans les broussailles, qu’il entendit remuer dans les branches et vit comme un fantôme se glisser au milieu du taillis et se cacher derrière un arbre :
– Oh ! Oh ! s’écria-t-il, est-ce le loup-garou qui est venu jusque-là ! L’on entendit plus rien, et le père Lefebvre rejoignit sa compagnie, qui s’était à peine aperçue de la pose qu’il avait faite. J’ai cru, tout à l’heure, dit-il, que nous allions avoir l’attaque du loup-garou ; mais je n’ai pas entendu le bruit de sa chaîne, faut que ce soit autre chose, peut-être un loup ordinaire.
– Oh ! Papa, ne dites pas ça, vous me faites peur, dit Marotte en tremblant.
– Allons Marotte, ne fait pas l’enfant, reprit la mère en se signant.
– Oh ! Oh ! Oh ! Se mirent à crier les trois jeunes gens de toute la force de leurs poumons, pour effrayer le loup et montrer qu’il n’avait pas peur. Cependant la conversation se modéra, la joie devint moins bruyante et la marche un peu plus accélérée.

Quand on passe la nuit dans un bois, l’attention est distraite à chaque instant par quelque bruit inattendu : c’est une musaraigne qui trotte dans les feuilles mortes, un oiseau qui s’enfuit effrayé, un renard qui cherche à surprendre quelque jeune lapin, le cri de la chouette et de la hulotte qui se font entendre près de nous, au moment où vous y pensez le moins, et mille autres petits riens qui se présentent et qu’on oublie. Il n’en fallait pas davantage pour effrayer bien des gens. Or, si de nos jours la frayeur s’acquiert à si bon marché, combien devait-elle être plus commune il y a trois siècles, quand nos bons ancêtres croyaient si aisément aux revenants. Aussi, la conversation de nos voyageurs finit-elle par s’éteindre faute d’aliment, chacun regardant autour de soi et frissonnant au moindre bruit.

Cependant, on arriva à l’Eperonde. A ce moment une fressaie (chouette), sortie d’un bâtiment de la ferme, dirigea son vol silencieux vers le groupe, en soufflant et faisant entendre son cri lugubre. Les jeunes filles se jetèrent instinctivement au cou de leurs fiancés et les embrassèrent comme si elles avaient eu un triste pressentiment ; on eu dit un dernier adieu !

– Allons, dit le père Lefebvre, la nuit est avancée, mes amis ; merci de votre compagnie. Allons dormir. Et l’on se quitta.

Le lendemain, ou plutôt quand le jour fut venu, un bruit sinistre se répandit à Baillolet, Mesnières et autres paroisses voisines. Les trois fils Angrand n’avaient pas reparu à la maison paternelle, et, en allant à Mesnières, croyant les y trouver, leur pauvre père les avait trouvés assassinés au milieu de la forêt du Hellet, sur le chemin qu’ils avaient suivi la veille.

La justice fut immédiatement avertie et se transporta sur le lieu du crime. On trouva les trois frères étendus sans vie, à quelques pas l’un de l’autre, leurs bâtons auprès d’eux, et leurs couteaux ouverts et ensanglantés. Les cadavres offraient des contusions nombreuses et des traces multiples de coups de couteau, qui avaient pénétré plus ou moins profondément. Mais par qui ces coups avaient-ils été portés ? Les trois frères avaient-ils eu à se défendre contre des assassins ou bien une querelle les avait-elle : armés l’un contre l’autre ? Cependant, les trois victimes avaient toujours vécu dans la plus grande intimité et il paraissait impossible que la haine eut si vite germé dans leur cœur. En effet, en examinant attentivement les blessures, il fût aisé de reconnaître qu’elles n’avaient pas été faites par les couteaux qu’on avait sous les yeux. Les trois frères avaient donc eu à lutter contre des agresseurs et ceux-ci devaient donc avoir reçu de graves blessures.

Pendant plusieurs jours, l’on attendit en vain les révélations. La pensée d’une vengeance vint, il est vrai, aux magistrats de la justice ; mais, après avoir fait paraître devant eux les trois jeunes gens qui, naguère, avaient fait la cour aux filles du père Lefebvre, on ne trouva sur eux aucune trace de blessures et ils furent immédiatement rendus à la liberté.

Las trois jeunes gens venaient de quitter le cabinet du bailli de Neufchâtel, quand ils se trouvèrent à la rencontre d’un homme dont la vue les glaça d’effroi ; ils auraient bien voulu retourner sur leurs pas, mais il était trop tard ; ils avaient été reconnus par le curé de Saint-Martin-l’Hortier, qui arrivait à Neufchâtel, pour faire part au juge de certains soupçons qui le tourmentaient depuis qu’il avait appris l’assassinat des frères Angrand.

Cinq minutes après l’arrivée du curé, le bailli ordonnait de nouveau d’amener devant lui les trois jeunes gens qu’il venait de renvoyer. Mais, quand ils s’aperçurent qu’on était à leur poursuite, ils s’enfuirent à travers les herbages et un seul des trois fut arrêté et ramené chez le juge, où il trouva le curé de Saint-Martin-l’Hortier.

Ce malheureux jeune homme n’avait pas plus de vingt deux ou vingt trois ans, et, en se trouvant en face du prêtre, il se déconcerta, versa des larmes abondantes et fit les aveux les plus complets. Il se reconnut pour d’un des trois assassins et nomma ses complices. Il avoua que la jalousie les guida.

– Comment se fait-il que les couteaux des victimes avaient été maculés de sang, puisqu’on n’a trouvé aucune blessure ?
– C’était pour tromper la justice car en prenant les couteaux des fils Angrand et en les trempant dans leur sang, nous avions pensé qu’on supposerait qu’ils s’étaient happés entre eux.
– Pourquoi, dit le curé, êtes-vous venu me voir sachant que je vous avais reconnu ?
– C’était pour confesser mon crime afin que vous ne puissiez plus déposer contre moi.

Alors le juge fit venir des archers qui conduisirent le coupable en prison, et, le lendemain, on retrouva les corps de ses deux complices qui s’étaient noyés dans la Béthune.

Ils avaient voué leur mémoire à l’exécration générale et légué à leur famille le seul souvenir de leur double crime. Quant au troisième coupable, il fut condamné à la prison perpétuelle. On prétendit que des intercesseurs puissants avaient écarté de sa tête l’arrêt de mort prêt à être prononcé contre lui.

Enfin, une croix fut élevée par les familles Angrand et Lefebvre, au lieu ou le triple assassinat avait été commis. Une nouvelle croix fut placée le 4 août 1861 et d’autres croix remplacèrent celles que le temps et les intempéries avaient détériorées.

NB : ce récit est l’une des trois hypothèses avancées pour expliquer l’origine de ce calvaire implanté en bordure de la forêt du Hellet … (voir la commune de Baillolet à la rubrique « patrimoine »). M.B.

Ancienne Croix des Trois Frères

Ancienne Croix des Trois Frères

Nouvelle Croix des Trois Frères 2010

Nouvelle Croix des Trois Frères erigée en 2010